« Les Emigrants », le théâtre total de Krystian Lupa

"Les Emigrants" , le théâtre total de Krystian Lupa
© Simon Gosselin

« Les Emigrants », le théâtre total de Krystian Lupa

Créateur de théâtre total, Krystian Lupa s’impose à la fois comme concepteur d’adaptations, plasticien (il signe lui même les scénographies et les lumières de ses spectacles) et directeur d’acteurs (connu pour son long travail préparatoire avec les comédiens sur la construction des personnages). Ses spectacles sont également marqués par un travail singulier sur le rythme, temps ralenti dans le déroulement de l’action scénique, souvent concentrée autour de moments de crises.

On se souvient de son adaptation de « Perturbation » de Thomas Bernhard où le destin des hommes est la conséquence d’une humanité perturbée propre au vertige de la condition humaine, ou encore de sa mémorable « Salle d’attente » capable de créer une sidérante intensité, tout en offrant à la représentation d’indomptables dilatations poétiques.

Son théâtre regarde ailleurs. De l’autre côté ou dans les profondeurs. Là où l’homme ne se comprend plus lui même.

Et il faut accepter d’y entrer progressivement, sans rien forcer. Le récit, l’intrigue, la psychologie des personnages, l’efficacité dramatique, la beauté voulue pour elle-même ne sont pas ce qui occupe le metteur en scène polonais.

Une aspiration méditative et sensitive 

Avec Les Émigrants d’une durée de 4h30, Krystian Lupa s’empare cette fois-ci d’une des œuvres majeures de la fin du XXe siècle.

Dans ce récit à la croisée entre fiction et document, l’auteur allemand reconstitue la vie de quatre hommes qu’il a côtoyés à un moment ou à un autre de sa vie. Ils ont en commun d’avoir connu l’exil, et d’en avoir été marqués à tout jamais. Des existences silencieuses marquées par la perte, un passé mémoriel et une errance intérieure qui les mènent au suicide, ou à une mort qui y ressemble.

L’œuvre scrute les mécanismes de la mémoire et les traumatismes du déracinement et interroge l’essence même de notre humanité.

Krystian Lupa met en scène deux de ces histoires où les fantômes du passé hantent les vivants. Celle de Paul Bereyter, instituteur juif contraint à l’exil, dont la famille a été décimée par les Nazis et qui finit broyé par le poids du souvenir. Celle d’Ambros Adelwarth, émigré aux États-Unis, majordome d’une riche famille juive, qui choisit de s’isoler du monde en s’enfermant dans l’asile psychiatrique où est décédé son compagnon de route de longue date.

De ces récits, le metteur en scène convoque avec le geste qu’on lui connait, les déchirures indicibles, celles de Paul et Ambros, mais aussi celles plus enfouies de Cosmo, et d’Helen, une jeune femme juive autrichienne que Paul a rencontrée, et sans doute aimée, en 1935. Une phrase, une seule, scelle son destin : « Il ne faisait guère de doute que Helen avait été déportée avec sa mère, dans un de ces trains spéciaux qui pour la plupart partaient de Vienne avant la pointe du jour, sans doute vers Theresienstadt, dans un premier temps« . Une phrase, ou plutôt une faille, qui aspire l’ensemble du texte.

La marque visible et aveuglante du trou noir qui obnubile autant Paul que Sebald. Une phrase en forme d’écho silencieux du suicide de Paul. Une déflagration sourde du sens qui se répercute parmi tous les émigrants. Car à travers le destin de ces individus, nous assistons à la dilution des identités et, en creux, lisons chez eux le traumatisme du XXe siècle et de la Shoah qui fait surgir les compromissions et la culpabilité qui en résulte.

Le dispositif scénique mêle théâtre et cinéma dans une fluidité parfaite et offre ainsi un espace organique et mental fluctuant, au plus près du mystère de ces existences insaisissables.

Et Lupa ne s’attache pas à la reconstitution narrative de l’oeuvre mais à son aspiration méditative et sensitive avec ses turbulences, ses trous noirs, ses silences, et ses ruptures qui lui permettent de fragmenter des espaces de perdition, d’introspection où se créent alors un autre rapport au monde : sensible et onirique.

D’une saisissante introspection, la pièce nous renvoie à l’intranquillité du monde et à sa résonance dont l’expérience crée un bouleversement intérieur. Bravo !

Dates : du 13 janvier au 4 février 2024 – Lieu : Odéon – Théâtre de l’Europe (Paris)
Metteur en scène : Krystian Lupa

NOS NOTES ...
Originalité
Scénographie
Mise en scène
Jeu des acteurs
Amaury Jacquet
Si le droit mène à tout à condition d'en sortir, la quête du graal pour ce juriste de formation - membre de l'association professionnelle de la critique de théâtre de musique et de danse - passe naturellement par le théâtre mais pas que où d'un regard éclectique, le rédac chef rend compte de l'actualité culturelle.
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