« Nous, les héros » : la mélancolie orchestrée de Clément Hervieu-Léger
Il y a dans cette pièce « Nous, les héros » et le théâtre de Jean-Luc Lagarce, cette singularité de la langue dont la syntaxe devient dramaturgie. Ses personnages ne parlent pas : ils rejouent le fait même de parler.
Chaque phrase semble recommencée, comme si le langage était une tentative inachevée de dire le monde avant qu’il ne se taise. Ce n’est pas une écriture de dialogue, mais une écriture de flux, de remous intérieurs.
Le théâtre devient l’endroit où la langue lutte pour exister. Chez lui, le sens n’est jamais immédiat : il se dépose, il circule, il résonne. Les reprises (« je veux dire… non, enfin si, je veux dire… ») ne sont pas des procédés : ce sont des appréhensions. Des appréhensions du cœur, de pensée, de peur.
Et c’est là que la musique du texte devient organique : chaque hésitation, chaque redit, chaque « comme si », chaque incise suspendue, est une note dans la partition du silence. Car Lagarce fait de la parole un instrument à cordes.
Elle vibre avec cette tension tragique : vouloir dire l’indicible. Et Clément Hervieu-Léger sait la laisser respirer, il en épouse les boucles, il en écoute la syntaxe comme on écouterait un motif qui se répète pour mieux se perdre.
Il y a dans sa mise en scène un art du souffle : Les phrases s’étirent, se superposent, se répondent. Le spectateur devient à son tour musicien, pris dans cette houle de mots qui ne veulent pas finir. Et quand enfin le silence revient, c’est un silence plein — un silence vibrant.
La mélancolie du désastre
Et c’est précisément cette musicalité-là — ce balancement de la syntaxe, ce presque-dire, ce pas-tout-à-fait-oser-dire — que Clément Hervieu-Léger rend parfaitement audible, charnelle, presque symphonique, dans cette version de « Nous, les héros », avec le père.
On savait la version « sans le père » — plus resserrée, plus abstraite. Ici, Hervieu-Léger rouvre la partition complète, réintroduit la figure paternelle : non pas un tyran, mais une basse continue, un ton grave qui soutient tout le reste. Le père revient comme reviennent certains thèmes oubliés, dans un morceau qu’on croyait connaître.
Et soudain, tout s’accorde autrement. L’autorité, la filiation, la transmission du jeu — tout cela prend un autre timbre, plus chaud, plus organique. Et cela fait entendre la langue de Lagarce autrement : moins lointaine, plus ample, plus vitale encore. Où la tonalité musicale pop dans une esthétique des années 90, loin d’être gadget, donne un relief contemporain à ce texte qui en renouvelle l’écoute.
Dans cette salle des fêtes fatiguée, quelque part en Europe de l’Est, on retrouve ces comédiens qui s’aiment, se quittent, rejouent leur propre effondrement avec un panache de fin de bal. Écrite en 1993, « Nous, les héros » appartient à la dernière période de Lagarce, celle où l’auteur, déjà malade, se tourne vers les figures du retour, de la troupe, du théâtre comme famille d’adoption.
Il y met en scène des comédiens itinérants, éreintés, qui rejouent inlassablement la même pièce dans une Europe indéfinie, quelque part entre Bohême et nostalgie. Ils s’aiment, se trahissent, se consolent ; ils attendent la fête de fiançailles de deux d’entre eux, mais cette fête a l’air d’un adieu.
Tout semble suspendu, entre le souvenir et l’après. Et dans cette troupe en fin de course, on reconnaît la compagnie de Lagarce lui-même, « La Roulotte », fondée dans les années 1980, avec laquelle il sillonna les routes, jouant dans des salles des fêtes, des gymnases, des villages.
Cette pièce, c’est leur miroir brisé : une déclaration d’amour mélancolique au théâtre, à la vie en troupe, à cette fidélité absurde et magnifique qui consiste à « jouer quand même ».
Le père devient ici une figure d’autorité mais aussi de transmission : peut-être le double du metteur en scène, peut-être le fantôme d’un créateur fatigué qui regarde sa famille d’artistes continuer sans lui. C’est une manière de recomposer le fil autobiographique : la troupe de Lagarce, son père réel, son père de théâtre, tout cela s’entremêle, dans une langue où la mémoire devient matière.
La scénographie de Camille Duchemin a la justesse d’une vieille partition qu’on aurait trop lue : murs suintants, néons qui hésitent, un piano qui s’accorde mal mais qu’on ne peut s’empêcher d’aimer. Les costumes de Caroline de Vivaise, eux, oscillent entre fête foraine et mélancolie de cabaret. On pense à Fellini, à la fin d’un spectacle ambulant — la poussière retombe, mais la lumière persiste. Et au milieu, cette phrase lagarcienne, qui tourne, qui vrille, qui recommence : « On ne sait plus si c’est fini, si c’est encore en train de commencer ».
C’est là que la mise en scène trouve sa grâce : dans la respiration même du texte. Hervieu-Léger n’essaie pas de dompter la lenteur de Lagarce — il la met en musique. Il dirige les silences comme on dirige des cordes : avec patience, avec tendresse et circulation.
Les comédiens — magnifiques — imposent chacun sa partition avec sa propre tonalité : la fille qui rêve encore, le frère qui s’épuise, le père qui ne dit rien mais porte tout. Et avec une fluidité entre eux, une polyphonie.
C’est cela, la force d’Hervieu-Léger : avoir fait du texte non pas un long monologue éclaté, mais un morceau d’ensemble, où les voix se croisent, s’imitent, se reprennent — et font un tout. Il y a du Bach dans cette manière de faire entendre Lagarce. De la rigueur et du tremblement.
Une réussite qui tient aussi dans cette musique de plateau : Les phrases suspendues, les respirations trop longues, les regards qui durent une mesure de trop — tout devient rythme. Un éclat de voix, le froissement d’un rideau, la musique qui s’improvise en fond : tout cela compose cet élan scénique.
Et si parfois le spectacle s’étire, c’est une lenteur qui laisse la langue monter, redescendre, remonter encore. Où dans ces soubresauts, quelque chose de très juste advient : la fatigue du théâtre, mais aussi sa fidélité obstinée à la vie. Car, au fond, c’est de cela qu’il s’agit : « Nous, les héros », ce sont eux, les acteurs, mais aussi nous, spectateurs, qui continuons d’y croire, même après la fin.
Dates : du 16 octobre au 1er novemnre 2025 – Lieu : Théâtre des Bouffes du Nord (Paris)
Mise en scène : Clément Hervieu-Léger

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