« On s’en va » ou le théâtre comme exutoire de Krzysztof Warlikowski à (re)voir
Le Théâtre National de Chaillot, co-producteur de ce spectacle, permet de le revoir en captation libre (à la fin de cet article) jusqu’au 23 novembre à 7h.
Après son incursion dans l’œuvre de Marcel Proust, Krzysztof Warlikowski revient à l’un de ses dramaturges favoris, Hanokh Levin, dont il restitue de façon très libre, mais avec cet art de la mise en scène qu’on lui connait : percutant et incisif, le ton ravageur et caustique. Le texte de Levin décrit des individus persuadés que leur destin se joue ailleurs, qu’il faut donc s’échapper d’où l’on naît, partir. Mais ce désir se révèle vite une illusion, voire même une utopie.
On assite à des êtres empêchés de s’accomplir par faiblesse ou lâcheté, par désinvolture ou culpabilité, éperdument malheureux autant que viscéralement attaché à leurs plaintes, que dépendants des uns et des autres, qui restent alors enlisés à leur destin originel ou finalement, le seul échappatoire sera la mort. La pièce est scandée par une suite d’enterrements comme dans la série américaine Six Feet Under où entre temps l’attente aura duré toute une vie.
Levin dépeint la société israélienne, Warlikowski la transpose en Pologne et c’est une description par l’intime d’une société écrasée par son inertie que la troupe du Nowy Teatr de Varsovie parvient à incarner furieusement, avec une émotion rare, toujours à fleur de peau, empreinte d’espoir vaincu autant que de mélancolie.
Des comédiens qui se montrent exceptionnels d’intensité et de complexité pour incarner ces destinées en proie à des sentiments irraisonnés aux prises entre l’illusion de leurs vies et sa frustration intime, où se côtoient le tragique et le comique. Ainsi sont les personnages de Levin, éternels déçus d’une réalité fantasmée, dont la condition est sous l’emprise d’une insatisfaction ravageuse, et qui font pleinement corps avec la transposition de Warlikowski.
Sauve qui peut la vie
Attachants et pathétiques, dérisoires et ridicules, ils sont l’incarnation même de ceux prêts à tout pour tenter une autre vie avant de s’y résigner et de se consumer sur place. Il y a une vraie profondeur dans cette tragicomédie qui se transforme en une lutte quasi existentielle des protagonistes aux prises avec leurs chaos intimes.
Si Warlikowski prend comme point de départ cette intrigue à l’humour grinçant et cruel, c’est en réponse à une interrogation très actuelle liée à la situation de la Pologne, où le parti ultra-conservateur PiS fait peser une grande menace sur la culture en général et le théâtre en particulier, mais aussi plus généralement à celle de pays qui rêvent de repli et d’isolement national.
Ces ressentiments et leurs conséquences populistes font écho aux frustrations des membres de la petite communauté de Tel Aviv empêtrés dans leur impuissance, devenant, avec le metteur en scène, les témoins d’un état du monde en perte de repères et d’héroïsme.
La traversée s’opère à partir d’un décor monumental mais sobre à la configuration esthétisante, propice au découpage scénique de la représentation et à cet étirement du temps aussi chaotique qu’imprévisible.
Eclaté en plusieurs espaces, il convoque : un hall d’aéroport, vaste espace dégagé et vide, bordé de sièges avec une cafétéria et des toilettes publiques, un funérarium en fond de plateau où se retrouvent derrière les vitres des êtres crépusculaires, silhouettes immobiles d’un monde enlisé et résigné.
La vidéo de Kamil Polak et une bande son omniprésente de Pawel Mykietyn accompagnent de concert cette ménagerie de personnages écartelée entre attachement à ses origines et sa fuite.
Avec cette pièce, Warlokowski revient à la condition humaine mais aussi et surtout sur le destin européen et cette intolérance qui gagne du terrain en Pologne et dans toute l’Europe.
Captation intégrale jusqu’au 23 novembre à 7h