« Roméo et Juliette » : le geste enlevé et total de Thomas Jolly à l’Opéra Bastille, sur France Musique
Avec Roméo et Juliette de Charles Gounod, Thomas Jolly s’empare du mythe des amants de Vérone et signe une version opératique qui fera date. A l’abri d’une mise en scène spectaculaire et grandiose, empreinte d’une esthétique baroque et ténébreuse, à la lisière du fantastique et de l’onirisme, qui s’appuie sur des costumes aux infinies références et des jeux de lumière d’Antoine Travert scénarisant ou découpant l’espace, Thomas Jolly livre un geste fort. L’opéra a fait l’objet d’une captation visible ici jusqu’au 27/12/2023
Il s’appuie sur un décor monumental conçu par Bruno de Lavenère qui reconstitue le grand escalier du Palais Garnier, assorti de petits balcons et surplombés d’une dizaine de chandeliers. En tournoyant sur lui-même, le décor offre dans une fluidité parfaitement orchestrée, des images saisissantes au gré des tableaux évoqués comme ceux de la salle de bal, du balcon, de l’autel nuptial, des combats entre les deux clans ou encore de la crypte mortuaire où les éclairages participent au climat onirique. Il est un écrin organique à la tension et à la fureur de vivre qui se déploient et attisent de bout en bout le drame shakespearien.
Tension et fureur de vivre
Thomas Jolly met aussi l’accent sur la figure de l’oxymore inhérente à l’œuvre et à ses vents contraires qui la traversent, au premier rang desquelles l’amour contrarié par la mort. Car la mort est omniprésente. A la fois de manière concrète et sous forme allégorique. Dès le commencement où le rideau se lève sur un cortège funèbre : au petit matin, des hommes en noir poussant une charrette de cadavres, emmènent – hors des remparts de la ville – les corps de ceux qui, la veille, ont trépassé de la peste.
Par delà aussi la scène de bal mémorable, laquelle cristallise une énergie explosive et transgressive d’une jeunesse prêt à en découdre et à braver l’interdit mais qui voit aussi l’amour entre deux adolescents naître dans un contexte mortifère d’opposition et d’affrontement. Une jeunesse où s’incarne cette soif de vivre immergée dans un contexte funèbre qui empêche toute possibilité d’émancipation.
Quant à la déclaration du balcon où les amants se jurent à la vie, à la mort leur amour, elle diffuse entre le verbe et la chair, une menace palpable où Juliette, retranchée, assène sa pleine et entière volonté, habitée de tout son être par un désir à jamais tourmenté. Une urgence de vivre qui consume les êtres dont les situations et les tirades mémorables cristallisent cette passion à la vie, à la mort. Où l’effervescence et la tension sont portées à leur paroxysme, le tout incarné/chanté par des acteurs/chanteurs à leur meilleur.
Une danse de mort inaugurale donc, tel un fil rouge, qui imprègne en filigrane toute l’intrigue entre tragédie et comédie. Où la course folle de deux amants jusqu’auboutistes qui voit les tensions entre les camps opposés à leur union se tendre, s’exacerber face à leur refus implacable de tout compromis.
Un jeu d’opposition poignant
Sur la partition-fleuve et symphonique de Charles Gounod, le livret se pare d’un jeu d’opposition poignant entre scènes de groupe et intimes qui permet à la musique en osmose totale, de jouer sur les contrastes avec des leitmotivs accompagnant les personnages aux prises avec la dramaturgie. Le metteur en scène livre un style inventif : dense, visuel, et vif au service de l’action et de la musique ainsi qu’un réalisme théâtral dont les épisodes de combat et la passion torturée qui anime les deux amants sont d’une composition saisissante.
Sa vision opératique et scénique s’imprègne de toute la dimension intime, charnelle, guerrière, surnaturelle, inhérente aux texte de Shakespeare, qui voit les corps exacerber l’amour fou et le désir ardent, la haine et la pulsion, l’injustice et l’oppression. Le tout à l’abri d’un tempo vertigineux.
La distribution est une réussite totale emmenée par les amants maudits. Benjamin Bernheim dans le rôle de Roméo impose une grâce et un timbre vocal tout en finesse où sa tessiture d’envergure et son jeu théâtral de premier ordre, sont au plus près de cette passion sous haute tension. La Juliette d’Elsa Dreisig se révèle aussi ardente que résolue. Sa voix dans ses aigus fiévreux et cristallins transporte toute la guerre intérieure à laquelle elle se livre. Du grand art. Bravo !
Dates : 17 juin au 15 juillet 2023 – Lieu : Opéra Bastille (Paris)
Sur France.tv jusqu’au 27/12/2023
Metteur en scène : Thomas Jolly
Seule la direction musicale dramatique, mais raide et peu soucieuse des subtilités de nuances et de phrasé nécessaires fait tâche à ce grand spectacle. Les choeurs vaillants n’articulent pas malgré l’exemplarité vraiment exceptionnelle du français des chanteurs et leur sens du style. X