Catherine Hiegel, actrice absolue, dans Music-hall de Jean-Luc Lagarce
La vie d’artiste n’est pas toujours un long fleuve tranquille. La preuve avec la pièce de Jean-Luc Lagarce « Music-hall » et cette actrice sur le retour (épatante Catherine Hiegel) qui se raconte, tout de noir vêtue, yeux cerclés et paupières pailletées, devant un rideau rouge, possible linceul étoilé et dernier rempart d’une splendeur passée.
Entourée de deux partenaires tout droit sortis d’une autre planète, elle se produit encore mais dans des lieux perdus et des conditions toujours plus hasardeuses. Au devant de la scène, un tabouret indispensable qui la suit partout et sur lequel elle prend la pose, râle et décortique dans une syntaxe approximative et une gourmandise malicieuse, à l’abri d’un texte qui se joue à l’envi de la langue sur un ton sarcastique, les instants sordides de ce que fut son quotidien en tournée, et sa manière de surmonter désenchantements, humiliations et désespoirs.
« Music-hall » creuse, comme toute l’écriture de Lagarce, où la parole sacralise la dramaturgie à travers un dialogue ressassant, qui raconte ce qui a été, ce qui aurait pu être, ce qui peut-être n’a jamais été ou si peu. Ce qui ne sera plus ou peut encore advenir et jusque dans le fantasme de l’acteur et l’illusion du théâtre qui créent cette réalité plus grande, plus forte et plus puissante. Ce mirage plus vrai que vrai, plus réel que toute apparente réalité. Ce mensonge qui permet la survie.
Elle est là donc, dans l’improbable attente d’une représentation. Elle et ses deux acolytes. Ensemble, au pays lointain de l’illusion, ils ont tendu un fil, sur lequel, en équilibre, ils se remémorent ces souvenirs de théâtre, de vie, de tournées. Des histoires à dormir debout, des récits échevelés sur les grandeurs et misères, les misères surtout, de la vie d’artiste, la leur, celle de Lagarce.
Farce métaphysique
Mais c’est bien plus encore que l’envers du décor et sa vérité sans fard, cruelle et pathétique, que nous raconte Lagarce à travers le show d’une actrice désabusée et maintes fois réinventé. La véritable histoire est ailleurs. Dans l’absence, l’effacement de l’histoire, précisément. Les suspensions, les fractures de la parole, les phrases interrompues, les non-dits, les silences, tout ici est symptôme d’une disparition, d’une fossé entre ceux qui parlent ou se taisent et la salle obscure.
« Music-hall » est donc une célébration du spectacle et de cette aventure folle, fragile mais toujours épique. Jean-Luc Lagarce écrit cette pièce au moment où il apprend qu’il est atteint du Sida et se sait condamné. On y entend les résonances d’une âme éperdument accrochée à la vie.
Une traversée terriblement drôle à l’ironie mordante et mélancolique à la fois. Car la pièce raconte surtout comment face au néant, on n’abandonne pas, on continue envers et contre tout, alors que la mort rôde et que la mélancolie règne.
Dans cette chute vertigineuse et solitaire portée par une Catherine Hiegel au sommet de son art, actrice absolue, la protagoniste se débat, triche avec la vie, parle pour ne pas disparaître, se joue de la fin, l’esquive, implore à l’infini pour ne pas mourir.
La metteur en scène de Marcial Di Fonzo Bo s’empare avec un geste sûr du texte du dramaturge, aux multiples résonances, dont la scénographie magnifie à merveille la légèreté et la dérisoire vacuité de l’exercice de la scène où se mêlent à l’envi la supercherie et le réel.
La parole y est comme toujours singulière. Elle semble ne jamais finir, suspendue, à tiroirs, musicale, à la recherche incessante de l’infinie précision. Elle s’accroche sous la menace de la rupture ou de la chute définitive, brave le silence, résiste.
A l’abri d’un très beau décor de music-hall d’un autre temps, suspendu entre l’ici et l’ailleurs, le trio – emmené par l’immense et impétueuse Catherine Hiegel, composé de Raoul Fernandez et Pascal Ternisien, décalés et grotesques à souhait – s’imprègne avec force et justesse de la parole intranquille et mélancolique du grand dramaturge. Bravo !
Dates : Depuis le 4 octobre 2022 – Lieu : Théâtre du Petit Saint-Martin (Paris)
Mise en scène : Marcial Di Fonzo Bo