François Chaignaud – Performance !

François Chaignaud © Bénédicte Dacquin

François Chaignaud – Performance !

A l’occasion des quarante ans du Centre Pompidou, le Tripostal de Lille accueillait récemment l’exposition  » Performance ! « . Du 6 octobre 2017 au 14 janvier 2018, cet événement, constitué de prêts exceptionnels d’œuvres issues des collections de Centre Pompidou, proposait au public d’explorer cette notion issue des arts vivants, à travers une série de productions plastiques ayant pour thème l’œuvre performée et l’expérience du spectateur comme moteur dynamique de celle-ci. En partenariat avec les organes culturels Lille3000 et Latitudes Contemporaines, le chorégraphe François Chaignaud, figure majeure de la danse contemporaine, participait à la soirée de clôture de l’exposition à travers une performance spécialement conçue pour l’occasion. Ce projet éphémère, présence vivante parmi les œuvres exposées, s’offrait en prolongement de Body Double 35 – vidéo de Brice Dellsperger interprétée par François Chaignaud, emblème de  » Performance ! « .

Inscrit dans la série de travaux amorcée par Brice Dellsperger en 1995, qui consiste à dupliquer l’extrait d’un film en reproduisant rigoureusement les prises de vue et la bande-son initiales, Body Double 35 reprend un passage de Xanadu, comédie musicale kitsch maladroitement réalisée par Robert Greenwald en 1980. Cette production calamiteuse aux effets spéciaux aussi ambitieux dans leur conception qu’approximatifs dans leur résultat, et dont le scénario plaçait les muses du Parnasse (parmi lesquelles Olivia Newton-John) dans le monde du show-business américain sur fond de paillettes et de disco roller 80’s, fut en son temps considérée comme le plus grand navet de l’histoire du cinéma. Pour Body Double 35, le vidéaste convoque une scène phare de Xanadu : la chorégraphie des neuf déesses inspiratrices se détachant d’une fresque murale au son du tube disco  » I’m alive « , pour se mêler aux mortels et sacrer artiste un jeune peintre décorateur d’Hollywood. Dans cette vidéo de Brice Dellsperger, à la fois hommage et regard ironique sur sa référence filmique, c’est le chorégraphe et danseur François Chaignaud qui interprète chacune des neuf muses, dont il offre l’exacte réplique. Œuvre présentée parmi une quarantaine d’autres dans une exposition questionnant la notion de reenactment, Body Double 35 illustre parfaitement l’idée de réitération par l’image d’un acte éphémère, et il n’est pas anodin que l’affiche de l’exposition, tirée du film de Dellsperger, présente la muse inspiratrice de cet événement sous les traits de François Chaignaud.

François Chaignaud – Performance ! © Aurélien Melan

Il semblait donc naturel que celui-ci soit invité à offrir une performance lors de la soirée de clôture de l’exposition, proposée par le Tripostal le 13 janvier dernier, en collaboration avec le festival Latitudes Contemporaines :  » Ils m’ont proposé de faire une performance qui soit quand même en lien avec l’œuvre à laquelle je participe ici – donc l’œuvre de Brice, Xanadu. Et c’est vrai que je me suis un peu creusé la tête dans tous les sens, parce que la référence est un film hyper-bizarre, à la fois très inspirant parce que tout y semble possible, en même temps très pesant parce qu’il est d’une certaine manière assez raté. C’est magique et en même temps ça ne prend pas. Il y a aussi, là, une époque qui n’est pas une référence que je connais bien : ces années 80, cette disco… Je l’ai pris un peu comme une invitation, un défi. Et ce qui m’a plu dans Xanadu, c’était le collage de toutes sortes de genres, d’époques et de registres. C’est-à-dire que ça navigue entre le film presque mythologique – l’histoire de ces Muses qui débarquent de l’Olympe, sur Terre, pour inspirer et rendre amoureux – et il y a la référence à la comédie musicale de l’âge d’or d’Hollywood, il y a une forme de futurisme avec les effets spéciaux, il y a des références à l’actualité du moment, le rock, des trucs plus subversifs, plus sauvages… Et puis il y a les patins à roulettes, à la fois comme un truc de liberté et cool. « 

François Chaignaud – Performance ! © Aurélien Melan

La participation de François Chaignaud à cette ultime Nuit du Tripostal, précédant une soirée psychédélique avec dress-code 80’s, dj-set disco et boule à facettes, se pose donc en écho à Body Double 35 tout en prolongeant les thématiques de création propres au chorégraphe. L’artiste apparaît ainsi sous la forme d’un mystérieux être encapuchonné au volant d’une petite voiture électrique sortant d’un ascenseur. Au centre des spectateurs silencieusement répartis en cercle, il déploie peu à peu une voix lyrique, une nudité et une emphase torturées. Explorant les limites de l’espace offert, l’artiste précise son personnage androgyne aux longs ongles vernis, au crâne démesuré, les yeux abondamment fardés, le bas du visage couvert d’un long voile de cheveux qui finit par tomber, à son tour. Ce sont ensuite les membres du Roller Derby Club de Lille qui, après avoir surgi entre les œuvres de l’exposition et investi l’espace parmi les spectateurs, le rejoignent, se livrant à une série de figures sportives, pour enfin s’unir dans une chorégraphie rythmée. Ce surprenant croisement des disciplines a été rendu possible, en partie, par l’équipe de Latitudes Contemporaines qui a soumis au performer l’idée d’une collaboration avec le club sportif lillois :  » Ça m’a plu de tenter une rencontre. C’était peut-être aussi naviguer entre plusieurs registres de la performance. Dans les références, j’utilise aussi bien ce qui est typiquement de la musique expérimentale performative que d’autres registres, et la présence du roller derby ramène l’art du patin – dans un registre beaucoup plus sportif. […] Ce qui me plaisait beaucoup, c’est qu’en faisant de la danse – qu’on considère comme l’art du mouvement, du déplacement -, les patins gagnent sur tous les danseurs parce que non seulement ils bougent, mais en plus ils ne sont pas statiques. Donc il y a cette dimension cinétique. Après, ça me plaît beaucoup de commencer dans le musée : c’est une œuvre qui a quelque chose de cauchemardesque parce que les danseurs sont propulsés dans le musée, on ne peut pas les localiser. Les patins, liés à Xanadu, c’est aussi cette notion d’œuvre non localisable. « 

François Chaignaud – Performance ! © Aurélien Melan

Mais si le roller s’avérait, en tant que sport, un atout dynamique de choix sur le plan chorégraphique et technique, la dimension socio-culturelle de cette discipline offrait également un intérêt particulier pour le chorégraphe.  » Les patins, comme le skate, ça a aussi été important dans les formes de cultures subversives – des gens qui ne peuvent pas être attrapés par la police, qui peuvent s’enfuir… » En effet, l’intérêt que porte François Chaignaud à l’aspect communautaire de toute forme d’expression n’est pas récent. C’est cette curiosité qui le pousse à sortir des limites de la seule discipline artistique (il est également historien et a publié en 2009 aux PUR de Rennes L’Affaire Berger-Levrault : le féminisme à l’épreuve, ouvrage issu de son mémoire de master) pour s’intéresser à l’histoire des marges et des communautés. Et c’est dans cette perspective quasi-sociologique qu’il situe les enjeux de la création artistique dès lors qu’on l’interroge sur ce qui serait, selon lui, le terreau le plus fertile de l’expérience esthétique :  » C’est une énorme question parce qu’on peut répondre de plein de manières. On peut répondre de manière un peu privée, on peut répondre de manière plus politique ou anthropologique… Je crois que les arts qui m’attirent le plus sont des arts qui s’assument comme des expressions communautaires. C’est-à-dire qui n’ont pas cette conviction conquérante, impérialiste, que la danse est un langage universel. C’est un peu comme le derby, que je trouve magnifique : on dirait que ce n’est même pas un art, c’est plutôt un sport – mais c’est toute une culture et des codes d’expression destinés à renforcer la communauté qui pratique. Ça m’intéresse plus, d’une certaine manière, que l’institution surplombante qui vient masquer sa propre relativité. Et je pense que les institutions sont aussi l’expression d’une communauté – pas une communauté globale, mais une communauté particulière qui a une tendance un peu impérialiste. Ça m’intéresse, ces formes d’expression communautaires dans le sens large mais accrochées à un mode de vie, à un type.  » Une relativité liée à la communauté, qui serait donc le propre de chaque groupe culturel mais dont l’Occident aurait perdu conscience pour lui-même.  » Peut-être qu’en Europe, on a oublié qu’on est aussi un type, qu’on n’est pas le type général, qu’on est un mode de vie particulier. Si on revient à Xanadu, on voit bien, quand on le regarde, que c’est un film qui est l’expression d’un type de configuration mentale lié à une époque. Je navigue un peu entre la malice d’exhumer ça et l’envie de translater ce goût du patchwork à moi-même, à aujourd’hui – et d’allier ce truc grotesque, un peu pathétique et en même temps intense.  » Un attrait pour l’union d’éléments hétéroclites et pour l’ambivalence que l’on retrouve dans nombre d’œuvres du chorégraphe, capable de convoquer dans un même mouvement pathos tragique et bizarrerie burlesque.

François Chaignaud – Performance ! © Aurélien Melan

Le travail de François Chaignaud, en effet, se nourrit de références très hétérogènes, alliant un intérêt marqué pour l’histoire, l’écriture, le chant polyphonique ancien, l’art du costume et du travestissement… Dans son approche de la danse, il n’hésite pas à mêler pointes et collants classiques au Dancehall jamaïcain; les polyphonies sacrées rencontrent l’univers urbain contemporain, l’esthétique drag-queen et les catwalks des défilés de mode. Si l’artiste, que l’on sent nourri d’une foule d’influences, puise une partie de son inspiration dans ses toutes premières expériences esthétiques, celui qui incarne les divinités inspiratrices de la mythologie grecque dans le film de Brice Dellsperger ne conçoit pas le conservatoire comme le refuge des Muses.  » Peut-être que la première inspiration, c’est les choses de l’enfance, les opérettes entendues sur les disques, et le goût de la transformation, de s’inventer des voix… En fait je suis jaloux parce que, ayant grandi ici, je viens de la danse où il semble qu’on ne peut apprendre l’expression qu’au conservatoire – c’est-à-dire qu’elle est déjà canalisée par les institutions. Mais je crois que ce qui m’a le plus marqué après, en devenant adulte, c’est quand j’ai rencontré des amis artistes qui ne font pas ce qu’on apprend à l’école – de la spéculation – mais une expression qui suinte ou d’un mode de vie, ou de conditions de vie.  » Ce souci de rattacher l’expression artistique à ses conditions d’émergence, François Chaignaud le partage avec sa partenaire de travail Cecilia Bengolea, danseuse et chorégraphe argentine formée aux danses urbaines, à la philosophie et à l’histoire de l’art, qui s’est également consacrée à l’étude de la danse anthropologique. Ces perspectives communes permettent aux deux artistes, qui collaborent depuis 2005 et ont fondé ensemble la Compagnie Vlovajob Pru, de mener une réflexion chorégraphique constamment rattachée au contexte culturel, sociologique, anthropologique et politique de toute œuvre créatrice – contexte qui constitue à la fois le point de départ et le point d’aboutissement de la recherche.  » Avec Cecilia, on a beaucoup travaillé avec des formes de danse urbaines qui sont liées à des positionnements, à des modes de vie, à des conditions de vie, à des conditions d’oppression parfois… Ça me force de plus en plus, sans avoir trouvé la réponse, à comprendre depuis où je parle aussi moi-même. Je ne sais pas si j’y arrive mais c’est mon souhait, mon objectif. Savoir depuis où je parle, depuis quelles conditions spécifiques de possibilités, de privilèges et d’impossibilités. Et depuis cet endroit-là, quelle expression émerge. Ne pas parler depuis un hors-sol  » explique-t-il tout en soulignant, une fois encore, la difficile prise en compte de cette dimension dans le champ des institutions européennes.  » Je pense que, souvent, on attribue cette capacité seulement à l’art urbain, l’art de zones périphériques, ou extra-européen. « 

François Chaignaud – Performance ! © Aurélien Melan

La recherche artistique de François Chaignaud tend à englober les dimensions vocale, visuelle et kinésique dans une forme d’expression totalisante. De manière analogue, l’artiste s’emploie à produire l’étrangeté d’une identité inédite et complexe par le croisement de genres et registres esthétiques hétérogènes ; à mettre en présence des champs de force divergents, permettant l’émergence de formes hybrides à la fois inattendues et pleinement cohérentes. Ce fonctionnement organique de circulation, de répercussion et d’échanges mutuels est également perceptible dans l’attachement du chorégraphe au travail collectif. Ce n’est donc pas un hasard s’il s’associe à d’autres artistes dans la plupart de ses dernières créations et déplore le peu de considération réservée au statut de co-auteur :  » Ce que je n’aime pas trop dans les arts visuels, c’est que, souvent, on consigne tout sous un nom. Alors qu’en fait, la plupart des œuvres qui existent sont coproduites par plusieurs cerveaux, plusieurs âmes. Et j’ai vraiment envie de le prendre comme une chose positive et de ne pas fétichiser la figure de l’auteur unique, qui a tout réfléchi et dont le nom éclipse tous les autres. Au contraire, je dirais que faire le plus possible de pièces où mon nom est au milieu d’autres, ça me semble un plus grand succès. C’est une manière de concevoir quelque chose de plus grand, de mieux comprendre aussi depuis où on parle – à nouveau – parce que la communauté se fait si on est déjà deux à signer : on parle depuis un endroit qui ne se limite pas à un individu abstrait, mais qui est déjà un groupe.  » Ainsi, à la manière des polyphonies traditionnelles qui lui sont chères, où la simultanéité, la complémentarité et l’intime imbrication des voix créent une euphonie singulière, le processus de création consiste pour l’artiste à composer un ensemble harmonieux à partir d’unités distinctes. La démarche artistique génère, à partir d’identités multiples, la cohésion d’une œuvre pleine et entière – et ce, à chaque étape de sa réalisation.  » Dans la pratique artistique, si l’art par exemple se déploie au plateau, j’ai besoin de pouvoir dialoguer avec quelqu’un qui n’est pas sur le plateau. Cette personne-là, si elle fait la mise en scène, ou la conception, ou l’assistanat, ou quoi que ce soit, c’est aussi important que l’art qui se déploie au plateau – et inversement. Autant au cinéma, on va valoriser beaucoup le nom des acteurs, autant dans l’art vivant, on va valoriser le nom du concepteur hors plateau. J’aimerais que ces différents postes et fonctions soient plus liés et qu’on l’assume. En tout cas, c’est comme ça que c’est le plus fructueux pour moi de travailler […], parce que je travaille mieux, je donne plus et j’arrive mieux à écrire quelque chose en dialogue avec d’autres personnes.  » Une dynamique de mise en commun et d’interpénétration des différents pôles dans le processus de création dont François Chaignaud a fait une condition de sa démarche artistique. L’identité particulière de son œuvre, assurément, en est le plus beau reflet.

Propos recueillis au Tripostal, Lille, le 13 janvier 2018

NOS NOTES ...
Performance de François Chaignaud
Benedicte Dacquin
Née en 1981, végétarienne sympathisante du véganisme, Bénédicte s'intéresse à la littérature et à la linguistique, à la photographie, à la danse et à l'art contemporain, au cinéma et au théâtre. Elle aime le rock indépendant, le punk, le Martini et la pole dance.
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