« Pessoa», le reflet plastique de Bob Wilson
De « Peter Pan » à « Hamlet-machine », de « Jungle Book » à « Pessoa », le metteur en scène Bob Wilson n’a de cesse, depuis un demi-siècle, de confronter son univers onirique à des oeuvres mythiques, des plus légères aux plus graves. Son nouveau spectacle, sous-titré « Since I’ve been me », se confronte à la langue conceptuelle du Portugais Fernando Pessoa (1888-1935), l’homme aux 70 hétéronymes.
Sur la scène, sept comédiennes et comédiens grimés en avatars du poète interprètent un patchwork de textes choisis par l’écrivain-dramaturge Darryl Pinckney. De la naissance à la mort précoce du poète, des rivages d’Afrique du Sud aux cafés lisboètes, ces drôles de fantômes en costumes de ville forment un chœur hypnotique, psalmodiant des extraits du « Livre de l’intranquillité », du « Gardeur de troupeaux » ou de « Faust ».
Passionné par les questions sur l’existence et la civilisation, Fernando Pessoa a voulu construire une œuvre qui changerait le cours de celle-ci. Une œuvre messianique qui embrasserait ainsi toutes les pensées, toutes les identités et toutes les sensations. L’accomplissement de cette œuvre – écrite en portugais, anglais et français – constitue l’histoire de sa vie. C’est cette démarche qui explique le processus créatif de l’auteur, cela qui l’amène, comme par nécessité, à produire des autres-lui, les hétéronymes, à travers lesquels il a construit des œuvres littéraires distinctes, tantôt classiques et en vers, tantôt avant-gardistes et en prose.
Son inventivité s’est ainsi exprimée en cultivant et en libérant les multiples moi présents dans sa tête. Il ne s’agissait pas de pseudonymes. Ils étaient tout à la fois lui et ne l’étaient pas. Pessoa les appelait des hétéronymes. Des alliés pour une grande aventure à la recherche de la voix libérée de la poésie.
Une traversée sureéelle
De cette identité aux multiples facettes cinq figures en plus de celle du poète sont représentées sur le plateau : Alexander Search, le précurseur ; Alberto Caeiro, le maître païen ; Álvaro de Campos, le sensationniste ; Ricardo Reis, l’épicurien ; Bernardo Soares, l’intranquille. Autant de masques différents qui constituent ou pas Fernando Pessoa, dont le nom en portugais désigne à la fois « une personne » dans le sens de quelqu’un et « masque » qu’il faudrait ici conjugués au pluriel pour en retenir la signification foisonnante.
Une variation démultipliée donc qui est très proche également de l’univers de Bob Wilson. Où son esthétique minimaliste et troublante (abstraction du plateau décomposant des espaces géométriques délimités par une scénographie de lumières, des dégradés ou purs aplats, le tout encadré de panneaux noirs et de droits néons) fait naître un mystère, un nouveau rapport à la scène, déstructurant le temps et l’espace jusqu’à tendre à l’intemporalité.
Un jeu de miroirs aussi et sa distorsion abyssale ouverte à toutes les interprétations, qui comme le poète, sème malicieusement le trouble entre la réalité et la fiction.
Dans cette proposition, inutile de chercher à lire les sous-titres qui perdent le spectateur, et encore moins à chercher à comprendre les paroles des comédiens qui s’expriment en français, en italien, en anglais ou en portugais, car la porte d’entrée à la langue vertigineuse du poète, est ici avant tout sensorielle et non textuelle. Ce qui peut se révéler frustrant en dépit des images magnétiques, narratives, suréelles et parfaites qui défilent sous nos yeux.
A l’abri de ces masques où le poète multipliait ses identités d’écrivain, Bob Wilson compose un univers mental et plastique à partir de son inspiration formaliste toujours aussi fascinante : éclairages monochromes, attitudes hiératiques, plans découpés façon cinéma muet, images immobiles, visage grimé en blanc, aux yeux et à la bouche marqués, gestuelle oscillant entre chorégraphie dadaïste et burlesque.
Les tableaux ultraplastiques à la perfection hypnotique – entre théâtre d’ombre, music hall et poésie pure, en passant par le nô et le cartoon – s’enchaînent et nous plonge dans une traversée aussi imprévisible que loufoque, malicieuse que surréaliste.
Dates : du 5 au 16 novembre 2024 – Lieu : Théâtre de la Ville (Paris)
Mise en scène : Bob Wilson