
« Pelléas et Mélisande » : le clair-obscur puissant de Wajdi Mouawad à l’opéra Bastille
Wajdi Mouawad, l’homme des grandes épopées théâtrales, le tisserand des silences et des fracas, s’attaque à l’opéra « Pelléas et Mélisande » de Maurice Maeterlinck, porté par la musique sensorielle de Claude Debussy. Un choix audacieux, presque une évidence pour celui qui a fait des non-dits et des blessures invisibles la matière première de son art.
Mais ici, dans ce chef-d’œuvre symboliste où les mots sont des ombres et les sentiments des abîmes, Mouawad se confronte à une partition scénique aussi exigeante que la partition musicale. Et le résultat est un spectacle fascinant au plus près de la dimension allégorique, onirique et ténébreuse de l’œuvre.
L’intrigue est celle d’un amour impossible qui s’inspire de la légende médiévale de Tristan et Iseult. Lors d’une partie de chasse, Golaud, prince au royaume imaginaire d’Allemonde, se perd dans la forêt et rencontre Mélisande en pleurs au bord d’une fontaine. Il décide de la prendre pour femme et rentre dans son domaine sans ne rien connaitre de son passé.
Mélisande y rencontre Pelléas, le demi-frère de Golaud et très vite ils tombent amoureux, alors que le pays s’enlise dans les conflits et s’obscurcit à mesure que la vie du père de Pelléas s’amenuise dans une chambre du château. Geneviève, mère des deux princes, et Arkel, souverain d’Allemonde, pressentent le malheur qui plane, impuissants.
Golaud, s’apercevant du lien qui réunit les deux jeunes amants, se consume peu à peu dans la jalousie tandis que son fils, Yniold, né d’un premier lit, devient le témoin et le complice de sa souffrance. Rongé par le désespoir et la rage, il tue son frère Pelléas et blesse grièvement Mélisande qui s’éteindra, emportant avec elle ses lourds secrets, sans que Golaud ne parvienne à établir la vérité des sentiments qui l’unissaient à Pelléas.
Une inquiétante et vertigineuse étrangeté
Dès les premières notes, l’univers de Mouawad s’impose : un espace épuré, presque minéral, où la lumière joue un rôle central. Les décors sobres mais puissants à partir d’un plateau ingénieux, séquencé sur plusieurs niveaux, offrent d’entrée des jeux de miroir entre l’intérieur et l’extérieur, et dessinent – entre le visible et l’invisible – un château, une nature qui n’en finissent pas de se décomposer, reflet des âmes des protagonistes et de leurs tréfonds.
Les jeux d’ombre et de clair-obscur créent une atmosphère de rêve éveillé, où chaque détail semble chargé de sens. Mouawad utilise l’espace comme un langage qui ouvre ou délimite la perspective et embrasse à merveille le conte métaphysique.
À l’abri de personnages qui sont aux prises avec les éléments naturels, opaques du Royaume d’Allemonde, où leur inconscient en est le miroir trouble et réfléchissant. Et là, où le rapport amoureux se joue dans le silence et l’interdit, Mouawad installe une captivante étrangeté, aussi poétique que troublante, qui voit les personnages aux prises entre un appel intérieur plus fort qu’eux et une réalité contrariée de leur destin qui les habite.
D’une sophistication extrême en osmose parfaite avec l’essence du conte, il orchestre une scénographie toute en fluidité où la vidéo et le théâtre se confondent, au service d’un imaginaire foisonnant de l’œuvre et de ses échos vertigineux, rappelant que le symboliste belge a toujours cherché à voir le monde par-delà les apparences.
Sur le plateau se cristallise un climat crépusculaire et envoûtant dans un environnement et un monde intérieur au bord du gouffre. De ces paysages naturels et immersifs, entre l’ici et l’ailleurs, en passant par le personnage de Mélisande dont on ne sait rien, si ce n’est qu’elle a connu des souffrances insondables, la mise en scène se charge du drame énigmatique empreint de mystères, de secrètes motivations et de passion inaccomplie.
La distribution n’est pas en reste avec des performances qui restent gravées dans la mémoire. Sabine Devieilhe, la soprano, dans le rôle de Mélisande, incarne avec une grâce éthérée cette femme-enfant à la fragilité de porcelaine. Sa voix claire et ses aigus frémissants, associés à une présence scénique lumineuse, font d’elle une apparition presque surnaturelle.
Le baryton Huw Montague Rendall, en Pelléas, incarne un amoureux candide tandis que Gordon Bintner, en Golaud, impressionne par sa puissance dramatique et sa capacité à habiter cet homme à la mélancolie fiévreuse et brisé par la jalousie.
Quant à l’orchestre, emmené par Antonello Manacorda, il sacralise avec force et subtilité la polyphonie si propre au livret tout comme l’emprise hypnotique du drame intemporel.
Dates : du 28 février au 27 mars 2025 – Lieu : Opéra Bastille (Paris)
Mise en scène : Wajdi Mouawad