Théâtre de la Tempête jusqu’au 15 décembre 2013
route du Champ-de-Manœuvre, 75012 Paris
La notoriété de Jean-Luc Lagarce, metteur en scène et dramaturge, mort prématurément du SIDA à l’âge de 38 ans en 1995, n’a cessé d’augmenter depuis sa disparition. S’il n’a pas été reconnu de son vivant comme un auteur important, c’est que son langage théâtral était trop en avance, trop en décalage sur son époque. Aujourd’hui, c’est l’un des auteurs contemporains le plus joué et traduit dans le monde dont la langue singulière, qui creuse en profondeur, l’identifie immédiatement. Une forme stylistique faite de variations et de répétitions où la parole qui bute, trébuche, se reprend sacralise la dramaturgie à travers un dialogue ressassant, qui porte à son paroxysme la difficulté à être et à dire.
Avec sa pièce chorale Juste la fin du monde, il fait son entrée en 2008 au répertoire de la Comédie-Française.
Le Pays lointain, dernière œuvre de Jean-Luc Lagarce, la plus testamentaire, a été écrite quelques mois avant sa disparition. C’est une pièce fleuve dans laquelle Jean-Pierre Garnier a sélectionné les moments qui lui ont paru les plus forts et qu’il a voulu faire dialoguer avec son journal intime, rédigé de manière quotidienne de 1977 jusqu’à sa mort. De cette correspondance entre l’œuvre dramatique et journalistique, se répondent les grandes obsessions de l’auteur : la famille, l’abandon, le retour, la mémoire, la solitude, la mort.
l’écriture ténue toujours bouleversante, éblouissante, accompagne les fêlures de l’âme
Si on retrouve la thématique de Juste la fin du monde dans Le pays lointain, il n’en est pas pour autant une réécriture mais plutôt sa mise en scène. Car à la différence de Juste la fin du monde, le retour ici du fils prodigue dans sa famille de sang ne se fait pas seul mais accompagné de la famille élective où tous les amis vont avec lui assister à son drame. C’est le théâtre dans le théâtre.
Le Pays lointain s’apparente au lieu utopique et anachronique où se convoquent les absents et les vivants pour raconter ce que l’on aurait voulu être et ce qu’on ne fut pas. Fragments d’un pays lointain, c’est donc l’histoire d’un retour sur soi et les autres qui prend la forme d’une introspection entre le passé, le présent et l’instant d’après.
Avec sa pièce chorale Juste la fin du monde, il fait son entrée en 2008 au répertoire de la Comédie-Française
Après dix ans d’absence, Louis, un jeune homme de 33 ans, revient auprès des siens pour annoncer sa mort prochaine. Il y a cet ami proche qui est à ses côtés depuis 15 ans, avec qui il partage sa vie au quotidien, sans pour autant avoir d’autre statut que celui d’ami de longue date. Un ami que les proches nomment d’ailleurs ainsi. Il y a les amants plus ou moins éphémères ou durables confrontés au destin solitaire du protagoniste et exclusif de tout autre. Il y a enfin cette famille, profondément éprouvée par des années d’absence de celui que tout le monde admirait mais où l’incommunicabilité édicte implacablement l’impossible rapprochement.
Dans une appropriation complète et totale du grand plateau de la Tempête qui va du premier rang de spectateurs jusqu’au fond de la scène, onze personnages investissent l’espace et s’orchestrent à partir des moments importants de la vie de Louis, dans un aller-retour constant, entre son univers mental (journal) empreint de ses souvenirs, de ses rencontres, de ses amours, et celui de sa famille (le pays lointain), les deux étant indissociables.
Une langue qui donne à ressentir au delà des mots la prose tragique mais tendrement élégiaque du grand dramaturge
Entre confidences et non dits qui touchent au plus profond, l’écriture ténue toujours bouleversante, éblouissante, accompagne les fêlures de l’âme. La scène se peuple des fantômes du passé, des amants disparus. Et devient ce lieu imaginaire, où l’on peut rejouer sa vie. Rattraper le temps perdu, dévoiler ce qu’on n’a jamais osé dire, accepter ses échecs avec sérénité.
A l’abri d’une mise en scène très vivante avec sur écran des projections vidéos ainsi que des intermèdes musicaux, se déploient les figures de Lagarce, singulières et multiples, épiques et ordinaires. De cette mort annoncée (la sienne) à celle de son amant (remémorée) en passant par toutes ces individualités croisées qui nous renvoient à sa différence et pour finir à sa solitude extrême, c’est cette errance sans fin que rend compte avec invention cette proposition de Jean-Pierre Garnier.
Le verbe court de Lagarce qui procède par incises – les personnages reprenant sans cesse ce qu’ils viennent de dire en le modifiant – ce qui lui imprime une cadence fragmentée, nous suspend à ces échappées verbales révélatrices chez les personnages de leur fragilité et leur abîme où chacun de nous peut se reconnaitre. Un impératif de vérité qui donne également toute sa place à la dérision et au décalage des situations décrites qui, par delà le rire qu’elles provoquent, n’en sont pas moins empreintes de gravité.
Une langue qui donne à ressentir au delà des mots la prose tragique mais tendrement élégiaque du grand dramaturge.